Hans Theys, Royal Blue, 2023
Some words about new paintings by Hadrien Loumaye
I met Hadrien Loumaye (b. 1999) for the first time in September 2022. He told me he wanted to make minimal paintings that, without being figurative or otherwise ‘expressive’, could still bear witness to his presence, could still be a trace of his personality, his attention, his existence.

Today we can see such paintings in his third or fourth solo exhibition. Unbelievable how much work he has done over the past year, steadily growing. He made murals, paintings on very large, medium and small canvases, drawings, sculptures and a book. And he made his dream come true. First by abstracting paintings of flower arrangements, then by trying out certain gestures on a large format. (‘He dances,’ says Victoria Parvanova.) Then by using these gestures on smaller canvases to create minimal monochrome-like paintings.

The new paintings are mock monochromes that are brought together in compositions of two or four paintings. Most couples form the letter P, sometimes upside down or mirrored.

By attaching two canvases of different sizes together (and sometimes showing them next to another couple), Loumaye enhances their appearance, their personality, a bit like the work Untitled (Perfect Lovers) (1987-1990) by Félix González-Torres: two clocks that touch each other and show almost the same time. A minimal tour de force with maximum evoked tenderness.

Looking at the four-part works you think of Mondriaan, without any attempt being made to refer to this painter or his work. We also encounter a new way of separating colour fields (by using separate canvases). However, as we get closer, we see that much more is happening than our initial findings suggest.

The apparently monochrome colour fields appear to consist of broad gestures with highly diluted, high-quality acrylic paint. The seemingly random overlaps of these transparent gestures (absorbed by the untreated canvas) create a varied pigmentation. Here and there we see thicker traces that emerge and evoke a pictorial depth. Sometimes we find similar traces in the accompanying painting, so that a free relationship arises. The colours are related to the primary and secondary colours, but not without variation. Royal blue becomes sky blue, becomes mist, perhaps even a landscape. On a yellow canvas we recognize some traces of yellow ochre. Minor accidents. Traces of passages.

Loumaye talks about the works Factum I and Factum II (1957) by Robert Rauschenberg, two works that resemble each other, in which the artist has repeated certain ‘gestures’, causing them to lose their ‘expressive’ character and reveal themselves as a mere painterly act that creates a pictorial space.

We can also look at Loumaye’s paintings in this way: fruits of a series of actions that have brought about each other. And this in a world of great tenderness, attention and precision, free from control and foolish purposefulness, breathing, free, light-hearted and yet spot on.

Montagne de Miel, 1 December 2023


Hans Theys, « La chute de Sodome et Gomorrhe », 2023.

Quelques constats pour Hadrien Loumaye

Il y a, en nous, une élégance éloquente, évasive, protéiforme, exubérante, végétale, tellurique, liquide, douce, persistante et stupéfiante qui coulerait de source dans un monde libéré de la névrose occidentale, elle-même causée par la suppression du corps et par la soumission des femmes et des enfants. Par le froid, donc. Dès notre prime enfance, les trous sont colmatés, les canaux givrés, les pores fardés. Pourtant, nous survivons. Comment ? Pour la même raison.

Nos cerveaux et nos corps ont une plasticité chimique, biologique, électrique, calorique, colérique, rythmique, atmosphérique, visuelle et verbale qui surmonte tout blocage. On pousse, on fonce, on trébuche, on contourne, on se cogne, on détourne, on tient le coup.

Il y a six mois, mon corps s’est retrouvé enlacé avec celui d’un autre homme, encore jeune. Et je me mis à rêvasser. Ayant atteint l’âge auquel mon père est mort, il y a vingt ans, j’imaginai le retrouver au coin d’une rue ombragée en lui disant : « Et alors, mon gosse ? » Finalement, on aurait de quoi parler, songeai-je. Finalement, l’illusion de notre différence d’âge se serait dissipée. Et finalement, il serait heureux, aussi, n’ayant plus à bosser sans arrêt pour garantir la survie de sa progéniture. Comme il ne répondait pas, j’ajoutai les mots : « Comment va ? »

« Comment je vais ? » soupira-t-il. « Tu sais que j’ai toujours voulu peindre. »

« En effet, » dis-je. « Mon premier souvenir d’enfance te montre assis à la table de la cuisine, peignant à l’huile sur un morceau de bois. Le tableau représentait un sein somnolant au fond de la mer. Un sein de femme solitaire. Cela se passa en 1967, cinq ans avant la parution de la nouvelle de Philip Roth, dans laquelle le héros se trouve transformé en sein de femme. »

« Tu te souviens de ça? »

« Je me souviens que j’aimais la similitude entre la couleur du sein et celle du sable qui l’entourait. »

« Eh bien, » me dit-il, « je peins toujours. Mais non sans peine, malheureu- sement. » Il soupira encore.

« Dis-moi. »

« Un des problèmes qui persistent à me tracasser, c’est celui du formalisme, la forme pour la forme, l’art pour l’art et la peinture décorative. Comment peut-on adhérer à une sorte de formalisme et évoquer en même temps une idée de subjectivité ? » Il soupira encore. « J’essaie de réduire mes paramètres, » poursuivit-il, « pour arriver à une plus grande clarté. Je rêve de faire des monochromes, mais je ne vois pas comment je pourrais les amener au-delà de l’exercice formel. »

Une envie de prendre mon père dans les bras m’envahit. Ne l’ayant jamais fait de son vivant, je m’abstins. « Il y a vingt ans, à la Villa Panza, j’ai vu une exposition avec trente monochromes de la collection du comte, » dis-je. « Je me souviens qu’il y en avait beaucoup de gris, mais il n’y en avait pas deux qui se ressemblaient vraiment. Certains monochromes se présentaient comme des brouillards épais, d’autres comme des espaces profonds, d’autres encore comme des volumes qui semblaient sortir du plan en avançant vers le spectateur.

« Ils étaient tous différents. »

« Je ne sais pas quel ton prendre. Comment introduire le subjectif ? Par le geste ? Mais je voudrais que mes tableaux soient minimalistes. Je ne suis pas un sculpteur. » Il regarda ses souliers. Je ne dis rien. »

« La peinture est une création qui s’accomplit dans une matière, non ? En même temps, on attend une subjectivité. Un ajout personnel. Mais, il y a, en moi, une réticence, une timidité qui m’empêchent de me mettre en avant. Je n’ai pas envie d’ajouter une anecdote pour séduire le spectateur. »

Je l’écoutai.

« Il y a un contresens, non ? On est invité à jouer avec la matière et les techniques, mais on ne peut pas se défaire de la pensée. La peinture est une chose ambiguë. Elle aspire trop à une signification. À une lisibilité intellectuelle ou sentimentale. Alors, est-ce qu’il faut préserver les contradictions ou les résoudre ? Comment éviter de s’enfermer dans un style tout en créant ses propres règles ou paramètres pour pouvoir avancer ? Bien sûr, l’avantage d’être mort, c’est de ne pas devoir se presser, ni de devoir s’identifier à quoi que ce soit, mais comment éviter que cela se produise malgré tout, d’entrer dans un certain code qu’on est obligé de répéter jusqu’à la fin des temps ? » Je veillai à ne pas croiser les bras.

« Comment continuer à créer en acceptant le système de l’art, qui semble exiger une production de singularité prévisible ? Il y a deux clans, il me semble : ceux qui se répètent et ceux qui se renouvellent. Mais comment se renouveler sans que cela devienne un jeu formaliste ? »

« Se pourrait-il qu’il y ait une contradiction entre ta façon de faire et ta façon de ressentir les choses ? » lui demandai-je. « Et faut-il vraiment un style ? Le style n’est-il pas une fantaisie d’intellectuels qui tentent de grouper des œuvres d’art qu’ils ne comprennent pas ? Et une forme ne parlerait-elle que si tu la répétais ? Et nos actes ne disent-ils pas qui nous sommes ? Un faiseur de peintures n’est pas un vendeur d’aspirateurs, correct ? Le fait de voir un tableau ne confirme-t-il pas qu’il y a eu un peintre?»

À ce moment précis, le jeune homme se détacha de mon corps, s’habilla et disparut dans la cuisine. Défait, incomplet, nu et vieux, je couvris ma tête avec un oreiller, j’écoutai ma respiration et je m’endormis.

Je rêvai d’une nouvelle série de tableaux de mon père, les uns nés des autres.

Les deux premiers tableaux représentaient des fleurs dans un vase. L’un avec une dominance de bleu, noir et vert ; l’autre avec une dominance de bleu, noir et violet. Le noir servait à suggérer l’ombre et le volume. Les fleurs et les vases étaient reconnaissables. Ça virevoltait, comme certains tableaux de Van Gogh, mais différemment.

Dans le troisième tableau, le noir avait été remplacé par du gris. Les autres couleurs étaient du rose, du jaune et un peu d’orange. Dans le quatrième tableau, même le gris avait disparu ; il n’y avait plus que le rose (virant au carmin), le jaune et l’orange. Le tableau s’était libéré du sujet, du volume et de l’ombre. Il était devenu forme.

Dans les tableaux suivants, la touche s’était précisée. Elle avait pris une forme de plus en plus élancée. Elle s’était libérée de l’idée du geste expres- sif. Elle était devenue autonome, une forme autonome, ne référant à rien, même pas à la gestualité.

Dans les tableaux suivants, cet affranchissement continua. Le fond devint de plus en plus important. Il était devenu plus présent, il variait plus. De plus en plus de couleurs s’ajoutèrent, apparaissant dans de nouvelles combinaisons. Ainsi naquirent, à un moment donné, les tableaux horizontaux, qui sont devenus des paysages.

Puis, mon père réapparut, souriant, heureux. « J’ai rêvé de toi, » me dit-il. « Tu es apparu et tu as parlé. Je ne sais plus ce que tu as dit, mais c’était un moment charnière. Il me semble que tu as dit que tous mes problèmes étaient superflus, issus de malentendus fabriqués par des aveugles. Alors, j’ai voulu ouvrir la boîte, déconstruire mes habitudes. Ça m’a permis de retrouver les gestes et de les pratiquer. Non pour m’exprimer, mais pour pouvoir exister, être, agir. Je suis surtout heureux d’avoir trouvé un moyen de reproduire la richesse de l’aquarelle. Le lin est seulement couvert d’une couche de gesso, de telle sorte que l’on puisse toujours voir sa texture, ses fibres ; ce qui a pour effet que la couleur de fond est absorbée irrégulièrement, créant des zones d’intensité différente. Je trouvais que certains de mes dessins induisaient une sorte de délicatesse que je retrouve ici, finalement, grâce à un procédé totalement différent. En même temps, les touches elles-mêmes sont inégales de sorte que, lorsque la touche se fatigue, sa transparence révèle le fond en créant de nouvelles couleurs. »

Je l’écoutais. Il avait l’air tout jeune. Il était souriant. « Je me souviens de tes mots, » continua-t-il. « “On trouve des réponses à tous les problèmes,” disais-tu, “mais pas sans agir”. Tes mots m’ont permis de m’apaiser. Tu m’as fait voir que l’on peut faire de l’art sans comprendre ce que c’est l’art même. Le but de la peinture n’est ni sentimental ni intel- lectuel. Il ne faut pas procurer de sentiments ou de pensées aux spectateurs. Il faut faire ce que l’on veut faire, sans plus. En somme, il suffit que je fasse des tableaux que je veux voir moi-même, tout en me foutant du jugement des autres. Non ? »

Montagne de Miel, 25 février 2023